Review of Emil SIEG, Tocharologica. Edited by Georges-Jean PINAULT and Michaël PEYROT. (Monographien zur Indischen Archäologie, Kunst und Philologie, Band 22). Bremen : Hempen, 2014 . 294 p.
EMIL SIEG, Tocharologica. Edited by Georges-Jean PINAULT and Michaël PEYROT. (Monographien zur Indischen Archäologie, Kunst und Philologie, Band 22). Bremen : Hempen, 2014 (XX + 294 p.). Ce volume, de très belle facture, contient l’essentiel des articles d’Emil SIEG parus sur le tokharien, et devenus depuis totalement introuvables. Les auteurs ont adjoint une solide introduction historique (IX-XX), ainsi qu’un index des mots (tokharien A et B, sanskrit, pāli, khotanais, ouighour), la liste des noms propres, un index des notions, et la table des passages cités (p. 269-294). Avec ce livre, il est émouvant de revenir aux tout premiers moments de la tokharologie : il faut songer que le déchiffrement des manuscrits, ramenés à Berlin par les membres de l’expédition de Tourfan, ne prit guère que deux ans aux géniaux découvreurs que furent Emil SIEG et son collègue et ami Wilhelm SIEGLING. C’est en 1908 que ces derniers publièrent leur article fondateur : « Tocharisch, die Sprache der Indoskythen », et c’est logiquement par lui que s’ouvre ce volume (p. 1-20). On est saisi par la solidité et l’assurance de la doctrine qu’il contient, s’agissant d’une science fort neuve : dans ce premier travail, SIEG et SIEGLING ont jeté les bases de la tokharologie moderne. Ils ont déjà isolés les deux dialectes (tokh. A et B), et en produisent des paires minimales : ainsi tokh. A ñom « nom » vs. B ñem « id. », tokh. A cmol « naissance » vs. B cmel « id. », tokh. A śoṣṣi « monde » vs. B śaiṣṣe « id. » (p. 3). Ils ont déjà relevé des divergences lexicales entre les deux dialectes : ainsi le tokh. A klop « souffrance » (skr. duḥkha-) en-regard du tokh. B lakle « id. ». Dans cet article, on a déjà adopté les habitudes paléographiques modernes pour rendre les ligatures : ainsi tokh. A ͡kupre vs. kupre « comment ? » (p. 7) ou tokh. A ͡kule « femme » (p. 9). Seul trait philologique dépassé : la transcription – fautive – par /dh/ de ce qu’on rend aujourd’hui par /t/, ainsi dans tokh. A waṣdh « maison » (aujourd’hui waṣt) ou bien tokh. A ñkadh « dieu » (aujourd’hui ñkat) qui se retrouve passim. Les auteurs esquissent à grandes lignes l’essentiel de la morphologie : ainsi le participe parfait tokh. B kaklyu « renommé », qui est correctement glosé par gr. κλυτός et véd. śrutá- (p. 12). Ils ont découvert la flexion en -e, qui est typique de cette langue : ils proposent le paradigme de tokh. A ͡kule « femme » (p. 9). Ils se risquent déjà à des comparaisons évidentes : ainsi tokh. A yuk (= B yakwe) « cheval » correctement rapproché du lat. equus (p. 13). Pour faire bonne mesure, les auteurs citent un extrait commenté du Maitreyasamitināṭaka (p. 15-16), qui devait toujours rester au cœur des études de tokharologie. Cet article brillant se clôt (p. 18-20) par une postface du grand indianiste Richard PISCHEL, le premier descripteur des parlers prâkrits, qui n’avait jamais mis un pied en Inde et mourut à Madras d’une piqûre d’insecte à l’oreille, le 26 décembre 1908, au lendemain de son arrivée. Ce dernier vient corroborer le caractère indo-européen de la langue tokharienne, avant la série de tokh. A prācar « frère », A ckācar « fille » et A √knān« connaître » qui lui font admettre une Lautverschiebung faisant des anciennes sonores ou sonores aspirées des sourdes simples. Et l’auteur de la Grammatik der Prakrit-Sprachen de signaler que le romani présente un dévoisement tout semblable, dans le type kham « soleil » 1
qui est apparenté au pāli ghamma « chaleur » (< skr. gharma- « id. »). Avec prudence, PISCHEL renonce à la comparaison fallacieuse entre tokh. A koṃ « soleil » et romani kham « id. ». C’était là une honnête réserve : on sait depuis que la forme est apparentée au tokh. B kauṃ « id. » qui présente une diphtongue. De plus, le signe ṃ note ici une nasale dentale. Au sein des études tokhariennes, le nom-même des ‘Tokhariens’ a toujours été réputé problématique, et cette aporie ne laisse pas d’exister jusqu’à présent. On renonça bien vite au terme romantique d’‘Indo-Scythes’ (all. Indoskythen), pour lui préférer celui de ‘Tokhariens’ bien que cette désignation ne s’appliquât en propre qu’aux locuteurs du dialecte A, Sylvain LÉVY ayant proposé le terme de ‘Koutchéens’ pour ceux du B. C’est à Friedrich Wilhelm Karl MÜLLER que remonte l’identification des Agnéens avec le ouighour twqry /Tohrı/ (jadis transcrit /Toχrï/), le gr. Τοχαροί, le lat. Tocharī et le skr. tukhāra-. C’est avec ce même F.W.K. MÜLLER que SIEG commit, en 1916, un bel article : « Maitrisimit und ‘Tocharisch’ » (p. 25-48), où le texte tokharien est minutieusement comparé avec la version ouighoure – base de la philologie future. SIEG revint lui-même sur le nom des ‘Tokhariens’ en 1918 : « Ein einheimischer Name für Toχrï » (p. 49-54). Cet article se fonde sur l’étude des colophons, qui portent la mention légendaire āryacandres raritwu « traduit par Āryacandra ». SIEG et SIEGLING écrivirent un article sur le repas du futur Bouddha avant l’illumination : « Die Speisung des Bhoddhisattva vor der Erleuchtung » (p. 55-61), qui était en dialecte B. On y mentionne déjà le terme énigmatique tokh. B oṅkorño qui rend le skr. madhu-pāyasa« soupe de lait au miel, riz au lait » (cf. skr. pāyasa- « soupe de lait, porridge »). Ce n’est qu’en 1990 que Georges-Jean PINAULT devait élucider l’étymologie de ce terme fondamental (TIIES 4, 1990 : 167-171), qu’il explique par un étymon i.-e. *-gʰrud-no- « concassé ». C’est encore le tandem SIEG et SIEGLING qui produisit une étude sur les traductions de l’Udānavarga en koutchéen (= B) : « Udānavarga-Übersetzungen in ‘Kucischer Sprache’ » (p. 63-79). On y relève la liste des allomorphes du préfixe privatif en tokharien B : a-/an-/amet aussi e- et o- (p. 78). La maîtrise du lexique littéraire s’affine alors prodigieusement : on trouve ainsi dans la Junktur tokh. B ontsoytte lkālñe « vision dont on ne peut se rassasier » un calque non-servile du composé skr. asecana-darśana- « d’aspect charmant » (p. 78). Parmi les comptes rendus de SIEG, le plus important est sans doute celui de l’ouvrage de VAN WINDEKENS, Lexique étymologique des dialectes tokhariens (Louvain : 1941), qui tient en quatre pages réparties sur deux colonnes (p. 155-158), et qui est aussi cinglant que concis. Les notes de lecture de SIEG sont sèches mais impeccables : c’est à bon droit qu’il rejette, pour le tokh. B pannāk « sandale », l’étymon skr. upāna- imprudemment posé par son collègue, pour lui préférer le skr. upānah- « sandale » (p. 157). Ailleurs, il se livre à des considérations sémantiques toujours valides : il précise que le terme tokh. A praṅk, B preṅke ne signifie point †‘mine’ (qui se dit tokh. B taupe), mais bien ‘île’. C’est sur la base de telles considérations qu’on propose – aujourd’hui – d’en rapprocher le verbe tokh. B √präṅk« rester à l’écart, se contenir » (au causatif : « rejeter, mettre à l’écart »). Selon Douglas Q. ADAMS (A Dictionary of Tocharian B, Leiden, 2013 : 452), ce verbe serait à rapprocher du 2
lit. spreñgti « confiner dans un espace étroit ». Le binôme tokh. A praṅk, B preṅke « île » serait donc en propre une désignation de l’île fluviale (c’est-à-dire les seules îles qui fussent connues des Tokhariens, qui habitaient le bassin du Tarim). Par ces faits, on voit la portée de la doctrine de SIEG, dont les vues continuent d’éclairer la science moderne, et qui était de surcroît un remarquable éditeur de textes : sans lui, on ne voit pas comment les premiers savants eussent pu aborder la chose. Ses nombreuses traductions annotées présentes dans ce volume : « Übersetzungen aus dem Tocharischen I », 1944 (p. 199-226) et « Übersetzungen aus dem Tocharischen II », 1951 (p. 227-266) ont formé le socle des chrestomathies futures : tout d’abord celle de Werner THOMAS, aidé en cela par son ami Wolfgang KRAUSE (Tocharisches Elementarbuch, Band II : Text und Glossar, Heidelberg : 1964) et celle de Georges-Jean PINAULT (Chrestomathie tokharienne : textes et grammaire, Louvain : 2008), dont l’esquisse grammaticale (p. 411-643) renouvelle les vues naguère exposées dans son « Introduction au tokharien » (Lalies 7, 1989 : 3-224). Ce volume est indispensable à qui s’intéresse aux études tokhariennes, mais il vaut encore pour les amateurs d’historiographie et ceux des linguistes férus de la découverte de langues nouvelles, car, au fil des pages, on assiste presque en temps réel à la naissance d’un champ d’études proprement révolutionnaire, et dont les trouvailles devaient affecter à tout jamais ce qu’on croyait savoir de l’ancêtre indo-européen avant de découvrir cette langue typologiquement si étrange au sein de la famille, et dont le témoignage diaboliquement ambigu requiert des trésors d’ingéniosité de la part de ses trop rares exégètes.
Romain GARNIER
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